Encore une bouteille imbuvable

Ce n’est pas qu’elle est fichue – encore que, du beaujolais blanc de quatre-vingt-trois – mais c’est surtout son histoire qui m’en empêche. C’était en 84, j’avais emmené ma copine – vous savez, celle que j’ai épousé en 85 – à Vaux-en-Beaujolais, histoire de se faire une petite sortie à la campagne et de joindre l’utile – rencontrer un ou deux vignerons du secteur – à l’agréable – la même chose, en fait. On visite ce village rendu célèbre par le roman « Clochemerle » (je croyais que l’auteur en était René Fallet, mais non, c’est Gabriel Chevallier), on déguste un peu à la « Cave de Clochemerle », puis on se met en quête d’un caveau qui nous inspirerait. Il n’en manquait pas, vous vous en doutez, et nous jetons notre dévolu sur celui de Jean-Louis Tachon, un vigneron déjà d’un âge – pour nous les blanc-becs – qui nous fait goûter sa gamme. Honnêtement, les rouges, je ne m’en souviens pas. En revanche, son blanc… Je le vois arriver avec une bouteille sans allure, indiquée « Vin blanc » en caractères genre Colonna MT italiques, « Cépage Chadonnay » écrit en-dessous, capsule congé bleue en plastique, bref, rien de rare, semble-t-il. Mais dedans, un nectar, une suavité, un caractère…

-         J’ai fait un dossier pour qu’il soit classé en Beaujolais Blanc. Vous comprenez, c’est une parcelle située tout en haut du coteau, juste en-dessous du bois de sapin. Une vigne superbe. Inutile d’essayer d’y planter du gamay, c’est un terroir pour le chardonnay. Il est vrai que sur la commune, il n’y en a pas beaucoup. En attendant, je le vends en vin de table.

Évidemment, je lui en prend une caisse, à la hauteur de mon budget de l’époque qui, malgré le prix modique demandé, n’était pas élastique. Terminée en un rien de temps. J’y retourne, quelques temps plus tard, pour refaire le plein. Et là, je tombe sur un Jean-Louis Tachon remonté comme une horloge :

-         Ils m’ont refusé l’agrément ! Notre commune n’a pas vocation à produire du Beaujolais Blanc, qu’ils m’ont dit. Votre terroir est peut-être exceptionnel, ça n’engage que vous, mais vous n’avez pas doit à l’appellation. J’ai eu beau chercher des recours, rencontrer tout le monde, rien à faire. On dirait qu’ils sont tous ligués contre moi !

-         Eh bien moi, il me convient. D’ailleurs, je viens refaire le plein, je vais vous en prendre quelques caisses…

-         Il ne m’en reste presque plus. Je peux vous en trouver quatre. Et profitez-en bien, parce que l’année prochaine, et les années suivantes, vous n’en aurez plus : ils m’ont tellement dégoûté que j’ai arraché ma vigne…

C’est sans doute idiot et d’un sentimentalisme complètement ridicule, mais franchement, cette dernière bouteille, trente-cinq ans plus tard, je ne peux pas l’ouvrir.

La section des bouteilles vides

Drôle d’idée que de conserver des bouteilles vides ! Oh, il n’y en a pas beaucoup : deux, en tout. Et une troisième que j’ai jetée, mais que je regrette de ne pas avoir gardée ; je vais vous en parler aussi.

La première a contenu pendant au moins quarante ans du Monbazillac. Je dis au moins, car elle appartenait à mon beau-père décédé en quatre-vingt-huit, et je ne l’ai héritée que bien plus tard, sur un coup de générosité de ma belle-mère. Je me souviens de la couleur quand on l’a ouverte : caramel, et de sa longueur en bouche, ridicule. Au goût, elle faisait vieux porto et n’a même pas réussi à s’éventer sur les trois jours qu’il nous a fallu pour la finir. Vide, je n’ai pas eu le cœur de la jeter : tout de même, une étiquette de mille neuf cents quarante sept !

La seconde, c’est une fillette de St Joseph. On était allés chez Philippe Verzier, au domaine de Chante-Perdrix, et on était tous tombés d’accord sur le 2003 : une caresse ! Manque de chance, il n’en avait plus ! Il faut dire que le 2003, il n’en avait pas fait beaucoup avec cette sécheresse. Et puis, miracle :

-         J’ai bien encore quelques cartons qui m’ont été retournés, mais ce sont demies, trente-sept centilitres cinq…

On n’allait pas repartir à sec, et puis quoi, il suffisait d’en ouvrir deux là où d’habitude, on en ouvrait qu’une ! Et au final, la fillette était tellement jolie qu’une fois la dernière vidée, je l’ai gardée.

L’absente, c’était du beaujolais. Ce qu’elle avait de remarquable, c’était son cachet de cire dure posé à même la bouteille, au niveau du col, gravé « vin de table » suivi du nom du propriétaire. Pourtant, c’était en quatre-vingt-quatre, la réglementation était mature et ne permettait sûrement pas cette fantaisie. Une bouteille hors-la-loi, en quelque sorte, obtenue frauduleusement  par mon père via sa Mutuelle. Dedans, d’ailleurs, c’était très bon et je l’ai longtemps gardée, me promettant de rencontrer un jour le titulaire du nom porté sur le cachet. Et puis il y a eu la crise du Beaujolais, la descente aux enfers et le commerce-roi. J’ai fini par la jeter, je pense.  Pourtant, le beaujolais a toujours sa place dans mon cœur.

Les Bordeaux sont au sud-est…

…de ma cave, bien sûr ! En vrai, ils sont au Sud-Ouest de la France et en haut à droite dans mon cœur. C’est normal, mon premier vrai achat de vin – six bouteilles à dix francs la bouteille – c’était du Bordeaux. Clos Badon, un Saint-émilion de la plaine croquant de fruit malgré un terroir peu prestigieux. C’était du soixante-douze, et vous n’allez pas le croire, il m’en reste un bouteille ! Une certitude, je ne l’ouvrirai jamais. Peut-être donnerai-je une consigne d’ouverture à mes gosses dans mon testament, si j’en rédige un, histoire de les enquiquiner une dernière fois. Mais au vu du niveau actuel de la bouteille, je doute du plaisir gustatif que je pourrais en tirer ; il vaut mieux que je me limite au plaisir de la collectionner. D’ailleurs, ce serait idiot, car j’ai continué à me fournir à Clos Badon jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, lorsque Philippe Dugos décida de cesser son activité et que le domaine fut vendu. Une chose est certaine, si je passe à proximité, j’y retournerai, car ce vin ne m’a jamais déçu.

En fait, je dois vous le dire, cette caisse, je l’ai achetée à sa sœur Brigitte, en soixante-quatorze ou soixante-quinze. A mon avis, la Brigitte, je l’avais rencontrée au café Belge, à Toulouse. J’y poursuivais mes études – à Toulouse, je veux dire – elle sortait avec une bande de copines, moi avec une bande de copains, il me semble même que certains ont fait affaire, à l’époque. Mais ma mémoire des histoires sentimentales est moins bonne que celle de mes papilles, et mon grand souvenir, c’est cette fraîcheur et ce fruité inimitable dont m’a gratifié sans faillir ce nectar chaque fois que je l’ai convoqué. Quand le quatre-vingt-deux est sorti, j’en avait fait venir une palette entière pour mes collègues de Grenoble – il m’en reste, bien sûr – eh bien l’année suivante, le Philippe m’avait fait tenir une caisse de vingt-quatre échantillons de quatre-vingt-trois, des fillettes, à croquer ! Vous allez rire : il m’en reste aussi !

Le Caveau du Vieux Temple

Le Gard m’a tout l’air d’un département à découvrir. L’autre jour, je musardais à Saint Ambroix, riant village à cheval sur la Cèze, lorsque je fis une trouvaille. Mais laissez-moi vous dire deux mots sur la Cèze, avant de parler de vin. Ce qui a sans doute un rapport, d’ailleurs. Cette région du piémont des Cévennes, drainée par la rivière Cèze, se trouve soumise au phénomène des « épisodes cévenols », c’est-à-dire des pluies torrentielles provoquées par la rencontre de masses d’air très humides remontant de la mer et des montagnes cévenoles qui déclenchent leur condensation. Une toise a été fixée sur l’angle d’une solide bâtisse située à proximité de la rivière : on y a inscrit une crue de ONZE mètres survenue au début du XX° siècle – en 1906 si mes souvenirs sont exacts. Depuis, le barrage du Sénéchas mis en eau en 1976 a permis de réduire ces extrêmes, mais les crues de 4 ou 5 mètres ne sont pas rares.

Autant vous dire qu’en 1906, il devait y avoir près de quatre mètres d’eau dans le temple sis à une portée d’arbalète et reconverti depuis en caveau de dégustation-vente. Une construction étonnante, sans doute ancienne à en juger par les arches condamnées utilisées dans le temps pour abriter les échoppes des artisans de plein air les jours de marché, et surmontée d’une tour dont je dirais que la verticalité n’est pas la qualité première. Et à l’intérieur, Anne-Marie Simon à la manœuvre, occupée à faire déguster et à vendre le vin de leur propriété, à elle et son mari !

Des vins de pays des Cévennes. Jusque là, pas de surprise. Des assemblages en vrac, des monocépages en bouteilles. Plus étonnant, déjà. Mais quels cépages ? Pas la peine de chercher, vous ne trouverez pas. En blanc, à la rigueur, vous me direz peut-être grenache blanc et chardonnay, ça sera juste. Mais en rouge, on fait le grand écart entre le pinot noir plus familier des côtes chalonnaises et le tannat en provenance directe du Sud-Ouest profond ! En passant, Dieu en soit remercié, par la syrah, reine incontournable du sud, et d’autres améliorateurs dont j’ai oublié la liste.

Et alors, le vin ? Je l’ai fait déguster à l’aveugle à mes deux beaux-frères, testeurs patentés de mes extravagances et modérateurs pleins de sagesse de mes emportements. Très bien faits, m’ont-ils confirmé ; étonnants, mais très convaincants. Belle dégustation et belle progression. Le blanc peut-être un peu technologique, mais avec un soupçon de malo de bouteille, ce jugement doit être réservé. Quand aux millésimes disponibles, jugez par vous même :

-      la Syrah, 2007, une étiquette incroyable, dommage que je n’aie pas d’appareil photo

-      le Pinot Noir, cuvée La Roque, 2006, un vrai « Mon Chéri »

-      le Tannat, « Duende » (je n’ai pas l’explication du nom), 2004 !

Et tout ça dans des bouteilles à moins de cinq euros…

Quand au blanc de grenache, il s’appelle « Huguenot Vineyard » ; rien que pour son étiquette je l’aime, mais il n’y en a plus. Pas de doute, dès que je trouve cinq minutes, je veux rencontrer l’artiste qui élabore ces nectars : en plus, il s’appelle Yves !