Les imprévus de l’altitude

Il est rare que vous fassiez bombance dans un restaurant d’altitude fréquenté par une clientèle de skieurs pressés. Le Farinaud, à Pipay, fait exception. Une exception de taille : je vous raconte l’affaire. Treize heures : pas question de reprendre la Linguelle, c’est l’heure de manger. Nous prenons la queue au self de Bois-Farinaud en nous demandant des diots ou de la langue de bœuf ce que nous allons choisir, juste derrière un quatuor de papys-mammies encore fringants et manifestement très déterminés. Lorsque leur tour arrive, les deux papys n’hésitent pas : ils demandent de la tête de veau ! De la tête de veau ? Je ne l’ai pas vue au menu affiché au dessus de la banque ! Mais à l’évidence, la patronne n’est pas surprise et file droit en cuisine pour revenir aussitôt avec deux assiettes fumantes de la plus belle facture ! Oh oh, les habitués d’ici savent que le jeudi, on peut demander de la tête de veau, on ne fait pas chou blanc. Je tente ma chance : ça marche ! Et même doublement, car la grande fraternité des amateurs de tête de veau m’ouvre les bras en la personne du papy de devant qui se tourne, m’envisage d’un air engageant et me questionne : « Et avec votre tête de veau, qu’est-ce que vous allez boire ? Moi, j’ai pris du rosé ».

Grande question.

Quand je suis à la maison, c’est facile : je bois du blanc. J’avais il y a plusieurs années sélectionné un Pouilly-Vinzelle qui faisait merveille ; Domaine Saint Philibert, peut-être, mais j’ai perdu la trace de mon fournisseur et la paresse a fait le reste : je n’en ai plus ! Alors si je sers une tête de veau un jour à la maison, je trouve toujours une bouteille de Montagny pour l’accompagner, un premier cru si possible. Vous comprenez, la tête de veau, ce n’est pas gras, mais pour résister à la sauce gribiche qui va avec, il faut un vin avec beaucoup de gras, justement ! Dans le genre, le chardonnay est ce qui se fait de mieux. Par contre, il faut éviter l’excès de bois, comme on pourrait trouver dans un Meursault, car la délicatesse de l’abat n’y résisterait pas. Donc un chardonnay du Jura, de l’Ain ou de la Côte Chalonnaise, tel est mon conseil. Surtout, qu’il ait beaucoup de gras.

Évidemment, là, j’étais en montagne, et de Montagny point ! Le seul choix acceptable résidait dans une Roussette de la cave de Cruet. Faute de grives…

La terrasse ensoleillée de Bois-Farinaud fut alors le théâtre d’une joute épique entre le rosé en pichet, de facture honnête mais plutôt maigrelet, et la Roussette de Cruet, plus corpulente mais affligée d’une faiblesse en fruit disqualifiante. Aucun gagnant n’émergea, mais les protagonistes, tenants du blanc et tenants du rosé, tombèrent d’accord sur une vérité : pour bien accompagner la tête de veau, il faut un vin avec du gras !

Il nous a fallu du courage pour repartir après ce moment de bravoure. Heureusement, on avait une motivation puissante : on rentrait par la combe de Bédina!

 

* : voir « les liens qu’on aime »

Et avec le couscous, qu’est-ce que vous buvez ?

L’autre jour, je descend à Alès faire mes courses. Alès, c’est la ville, mais à échelle humaine, tout de même. Et quand je descend à Alès, j’essaie d’aller déjeuner à la Palmeraie car on y sert un couscous largement plus qu’honnête dans un service d’assiettes et de plats qui méritent à eux seuls le déplacement. Je dis j’essaie, car le patron, papa d’un petit garçon, ferme souvent pendant les vacances scolaires pour profiter de son fils, me laissant bec-de-gaz devant sa porte close… Pas question de lui en vouloir, bien entendu, heureusement qu’il préfère son fils à ma bobine, mais il vaut mieux être prévenu, surtout si la perspective d’un couscous de belle facture vous a tenu en alerte une partie de la matinée. Mais je m’égare… Bien sûr, avec son couscous, je choisis un vin d’Afrique du Nord. L’établissement propose pas mal de choses, et il faut bien trouver un critère. Aujourd’hui, pour cause de conduite automobile, ce sera le degré. Après examen détaillé de la carte, mon choix se porte sur un vin tunisien à 12,5°, Sidi Zahia, proposé en demi, qui paraît engageant. Première bonne surprise : le patron n’hésite pas à entamer une bouteille pour ne vous en servir que les deux tiers si vous n’en voulez pas plus. Je ne dirais pas que c’est la pratique que je rencontre le plus couramment ! Deuxième bonne surprise : malgré le petit degré, le liquide a de la jambe à revendre et exhale un puissant parfum de soleil et de prune. En bouche, on ne sera pas impressionné par la structure, mais une légère tanicité qui ne parvient pas à mettre en péril l’équilibre global rend le produit très désaltérant. Exactement ce qu’il faut sur un couscous bien goûteux, surtout si on a un peu forcé sur l’harissa. Ah oui : et pas de bois !

Je ne dis pas que l’on ne peut pas faire mieux. J’ai le souvenir de quelques flacons marocains, en gris ou en rouge, que j’allais quérir sur place à l’époque où les sociétés françaises envoyaient leurs employés au-delà de la Méditerranée pour de joyeux partenariats technologiques. Il s’agissait de Boulaouane et de Guerrouane – ce dernier ayant ma préférence – de vrais régals. Il me souvient également d’un vin rouge nommé « Rabbi Jacob » avec une tête de rabbin sur l’étiquette, peut-être un vin casher, qu’on trouvait dans les épiceries de quartier à Rabat, une vraie typicité. Je n’en trouve trace nulle part en France, mais au Maroc, il existe toujours, je l’ai vu en photo dans un supermarché Marjane…

En tout cas, du Boulaouane et du Guerrouane, il en a. Je sais ce que je commanderai la prochaine fois…

Dernière heure : hier soir, je dînais au Ryad, à Avignon. Un tajine au pruneaux. Le patron, voyant que j’hésite, me conseille : « Prenez du Chergui rouge. Ce n’est pas le plus cher, et c’est celui dont on me dit le plus de bien ». J’ai été bien avisé de suivre son conseil : c’est un vin de la région de Meknès, légèrement boisé, très goûteux et très sud – sans doute l’effet du tempranillo – exactement à sa place sur ce tajine. Si vous croisez ce Chergui un jour sur votre route, n’hésitez pas : essayez-le !

 

La famille des « Corbin »

Je vous avais promis un post sur les Corbin de Saint-émilion, le voici. En fait, tout cela est parti du rapprochement que j’ai fait entre le Corbin en appellation « Montagne » de François Rambeaud que je bois depuis trente-cinq ans et le château Saint André Corbin, toujours en « Montagne », que j’ai chroniqué récemment pour ses aspects historiques. En poursuivant mes recherches, je suis tombé sur cette annonce :

« Les Châteaux Corbin, Corbin Michotte, Grand Corbin, Grand Corbin-Despagne, Grand Corbin Manuel et Haut-Corbin se sont unis pour nous recevoir sur leurs domaines. À tour de rôle, ils nous ouvrent leurs portes tous les samedis sur rendez-vous, de mai à octobre, en Gironde. Quel que soit le cru choisi, vous serez accueilli par l’un des 5 propriétaires ou régisseurs. Partenaires depuis 2009, ils partagent de nombreuses actions. Ainsi, le secteur « Corbin » est heureux de voir des roses magnifiques refleurir au bout de ses rangs de vigne… ».

Suivent quelques lignes que vous trouverez facilement concernant leurs actions communes – tout à fait intéressantes, au demeurant – puis ce dernier paragraphe : « Soucieux de leur histoire, les propriétaires ont fait appel à une historienne qui travaille depuis 1 an sur l’origine commune des Corbin, afin de confirmer la véracité de l’existence au Moyen-Âge d’un grand fief appartenant au Prince Noir. »

Mais alors, ces six « Corbin » ne sont pas seuls ! Les autres « Corbin » de Montagne ou d’ailleurs pourraient bien être de la même famille, celle qui se trouvait réunie dans la seigneurie de Corbin, putativement nommée ainsi en référence au vieux français pour « corbeau » que l’on aurait accolé à la personne Édouard de Woodstock, fils aîné du roi d’Angleterre Édouard III et plus connu sous le nom de « Prince noir ». Eh oui, à l’époque de la guerre de cent ans, ce Prince Noir a sévi en Guyenne et s’est révélé un redoutable capitaine jusqu’à ce que l’hydropisie le rattrape et le contraigne à abdiquer, puis à rentrer en Angleterre où il mourra en 1376. Mais pendant les 16 ans où il sillonna l’Aquitaine, dont les dix dernières en tant que Prince, il mena grand train et acquit moult possessions, dont un grand nombre de seigneuries agricoles. Alors pourquoi pas la seigneurie de Corbin ?

Voici ci-dessous un tableau regroupant les châteaux du secteur comportant « Corbin » dans leur nom, ceux que j’ai trouvés, tout du moins. Il y en a plus de six, bien sûr, et je me suis permis d’en faire figurer deux supplémentaires où le nom n’apparaît pas, mais que mes recherches ont situé dans la même mouvance – en plus de la disposition géographique, bien sûr.

Nom

Appellation

Surface (Ha)

Direction

Château Corbin

St Émilion Gd cru

13

Annabelle Cruse-Bardinet

Château Grand Corbin Despagne

St Émilion Gd cru

24

François Despagne

Château Grand Corbin Manuel

St Émilion Gd cru

7

Yseult de Gaye

Château Corbin Michotte

St Émilion Gd cru

7

Emmanuel Boidron

Château Haut-Corbin

St Émilion Gd cru

6

Charles Cruse

Château Grand Corbin

St Emilion Gd cru

16

Philippe Giraud

Château Tour de Corbin-Despagne

St Emilion

5,5

Nicolas Despagne

Château Rocher Corbin

Montagne St Émilion

10

Philippe Durand

Château Corbin

Montagne St Émilion

22

François Rambeaud

Château St André Corbin

Montagne St Émilion

19

Vignobles Saby

Château Corre-Macquin

St Georges St Émilion

30

Denis Corre-Macquin

Château Maison-Blanche

Montagne St Émilion

32

Nicolas Despagne

 Alors pourquoi limiter la communication aux six « Grand cru » ? Les autres Corbin méritent tout autant que ceux-là de se réclamer du Prince Noir ! Et quel beau geste ce serait, sur cette appellation déchirée par les querelles de préséance et les procès en classement, que cette main tendue aux cousins plus roturiers quoique d’extraction aussi ancienne !

Une certitude : lorsque l’historienne mandatée par les six Corbins « de la haute » aura rendu ses conclusions, nous espérons tous qu’elle en publiera le détail tant sont fascinants les détours que prennent les plus grands comme les plus humbles nectars avant de parvenir dans nos verres.

 

Quel blanc servir avec les huîtres triploïdes ?

Avec un beau plateau d’huîtres, on sert du blanc, c’est bien connu. C’est même recommandé, certains auteurs n’hésitant pas à prétendre que si d’aventure les huîtres servies véhiculaient une quelconque vérole, le blanc qui les accompagne aurait tôt fait d’en venir à bout ! Pourquoi pas, mais reconnaissons que le simple plaisir d’un coup de blanc sec sur le bivalve iodé justifie à lui seul la conjonction et que nul n’est besoin de convoquer la défense de notre santé. Quoi qu’il en soit, une grave question se pose : depuis qu’un tiers des huîtres vendues sur le marché sont des « triplos », doit-on changer de blanc pour les accompagner ? Ah, mais vous ne savez peut-être pas ce que sont les « triplos » ? Voici l’affaire : comme tout organisme à reproduction sexuée, l’huître obtient la moitié de son génome de son papa et l’autre de sa maman. Une huître normale – donc diploïde – possède dix paires de chromosomes hérités de ses parents, et fabriquera des gamètes – les cellules de la reproduction – haploïdes, donc munis de dix chromosomes qui, correctement appariés par la nature, donneront des œufs, puis les petites huîtres – toujours diploïdes – qui finiront dans votre assiette. Mais nos crânes d’œuf de l’Ifremer ont trouvé mieux : partant de l’idée qu’un organisme disposant non pas de paires, mais de triplets de chromosomes, se révèle quasiment toujours stérile, ils se sont débrouillés pour créer des huîtres à dix triplets de chromosomes – triploïdes, donc – qui passent l’essentiel de leur activité à faire du lard au lieu de fabriquer des gamètes ! Résultat, deux ans dans les parcs au lieu de trois et aucune laitance, ce qui permet de les commercialiser toute l’année ! Tout bénef, donc. Notez que tout cela n’est pas nouveau : nous mangeons des mandarines triploïdes depuis quarante ans, des bananes triploïdes depuis que leur culture a été domestiquée il y a 5000 ans, et maintenant des pastèques triploïdes sans pépins… On a même créé des truites triploïdes pour qu’elles grossissent plus vite.

Quel rapport avec ma cave, me demanderez-vous ? Mais le blanc, bien sûr ! Jusqu’à présent, avec les huîtres, j’ai servi de l’Apremont, d’abord de chez Félix Molard, maintenant de chez Christophe et Bernard Richel. Parfois un Riesling Mandelberg, quand j’en ai. Mais je me pose des questions. D’abord, on dit que les « triplos » ont un goût un peu plus sucré que les « diplos ». À vérifier, donc, et si c’est vrai, ajuster le blanc d’accompagnement. Ensuite, le côté naturel. À bien y regarder, on peut se demander qui du vin et des huîtres est le plus « naturel » : prédominance de la sélection clonale sur la sélection massale pour la régénération des vignobles, ingénierie génomique appliquée aux levures de moins en moins indigènes, marquage génétique des porte-greffes à des fins généalogiques, innovations variétales résistant durablement au mildiou et à l’oïdium, toute la panoplie des technologies modernes de l’agro-alimentaire est convoquée pour rendre plus facile, plus sûre et plus rentable l’élaboration de notre nectar favori. Et je ne vous parle pas des bouchons !

Dois-je en tirer une conclusion ? Je ne crois pas. Une question, peut-être. Savez-vous pourquoi l’activité autour des nouvelles levures est si forte ? C’est pour contrer le réchauffement climatique : on s’est mis à la recherche de levures à faible rendement en alcool pour maintenir le degré des vins à des valeurs acceptables malgré la progression inexorable des maturités !

C’est cela que l’on appelle la fuite en avant ?