On ne boit pas assez de vin jaune

Il s’agit pourtant d’un vin réputé ; et d’une curiosité : un vin d’oxydation. Quand on connaît les trésors d’ingéniosité et de malice déployés par les vignerons pour éviter l’oxydation – vendanges de nuit, remorques de mout bâchées neutralisées à l’azote ou au CO², réfrigération tous azimuts – on se dit que produire du vin oxydé, c’est aller contre le sens commun ! Et pourtant… Le savagnin n’a pas naturellement « goût de jaune ». C’est un cépage relativement aromatique – mais bien moins que le gewürz ou le viognier – et dont les arômes variétaux n’ont pas grand chose à voir avec la noix fraîche. Vinifié en sec, il produit un honnête vin blanc assez inclassable, mais très rare vu son usage le plus général, celui dans lequel il donne toute sa mesure : l’élaboration du vin jaune. D’autres vous décriront en détail la lente maturation du vin jaune tapi sous sa couche de levures dans son fût en vidange, soumis à une oxydation contrôlée par l’épaisseur du voile (qu’il soit crevé et le vin est fichu !) ; non, mon propos dans ce cas particulier serait plutôt gastronomique. Car avec ces magnifique produits du Jura, que sont le savagnin élevé dans des fûts de « jaune » réformés, et le vin jaune lui-même, on concocte une recette de coq au vin jaune et aux morilles absolument magnifique ! Vous n’avez pas de coq ? Pas de souci, prenez un beau poulet de Bresse. Vous n’avez pas de morilles ? Pas de problème, prenez des champignons de Paris (Agaricus Bispora) un peu gros et une peu mûrs (mais pas trop) pour qu’ils aient du goût. Vous trouvez que le vin jaune est trop cher ? Remplacez-le (dans la cocotte, pas dans votre verre) par du savagnin élevé en fût de « jaune » (c’est le cas de la majorité des Côtes du Jura en 100% savagnin). Pour la recette, je vous laisse l’inférer à mi-chemin de tout ce qu’on peut lire sur le sujet, avec une simple suggestion : si vous laissez macérer vos morceaux de poulet prédécoupés dans le savagnin une bonne demi-journée avant d’attaquer la cuisson, le fondu du résultat n’en sera que meilleur. Et surtout, laissez mijoter longtemps…

J’en ai préparé un dimanche dernier, et avec, j’ai servi un vin jaune de chez Luc et Sylvie Boilley, de Saint Germain les Arcay. Une bouteille sans âge, l’étiquette ayant été rongée par le temps et le bouchon restant muet ! Mais une grande chose… Sans rire : lundi soir, mes gosses se sont battus autour du reste de sauce pour napper leurs pâtes ! Sauf que pour moi, la fête était finie : les invités avaient torpillé le clavelin (c’est le nom de la bouteille qui renferme le vin jaune) sans en laisser un goutte pour mon souper du lendemain !

En 93, j’ai du Pessac-Léognan

Les vendanges en 93 ont été catastrophiques. Rappelez-vous : la pluie s’était mise à tomber tôt en saison, et ceux qui ne rentraient pas de l’eau rentraient de la pourriture. Surtout les cabernets. Oh, bien sûr, on triait ! On ne faisait même que ça. Cette année-là, je vendangeais dans les côtes du Brulhois, un très joli coin. Les merlots se sont bien passés, c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas épargnés par la pluie, mais moins sensibles, étaient restés relativement sains. Les cabernets, en revanche, surtout en bas de pente, avaient souffert un max. De mémoire, en triant directement sur le pied, on avait rentré le dixième d’une production normale. Et encore, dans un état sanitaire limite… Évidemment, nous n’avions pas les moyens de Petrus pour faire passer un hélicoptère sécheur de grappe au-dessus des rangs, et notre 93, bien qu’honnête, ne pouvait pas tenir la distance. C’est cette année-là que mon fils avait eu la mauvaise idée de naître, début mars. Naturellement, je ne pouvais pas prévoir lors de sa conception, au début juin de l’année précédente, que l’automne 93 serait aussi pourri dans le sud-ouest, et de toute façon, si j’avais dû attendre l’assurance d’un millésime exceptionnel pour me reproduire, on aurait pu nourrir les plus extrêmes inquiétudes pour ma lignée. Quoi qu’il en soit, il me fallait bien rentrer du vin pour le petit bout qui, s’il suivait les traces de son père et devenait un assidu du flacon, serait bien content de trouver des bouteilles de son année de naissance bien après la disparition de son géniteur. Et si d’aventure ça ne devenait pas la cas, il me resterait toujours la ressource de les boire pour me consoler. Bref, il fallait rentrer des 93.

L’année précédente, nous avions fait une tournée mémorable en Graves. J’avais un copain – le copain d’un copain, en fait – qui n’avait peur de rien et qui avait conservé d’un grave accident de moto un handicap moteur – il peinait à marcher avec des cannes anglaises – et un bon coup sur la calebasse. On l’appelait ZZ Top, rapport à un barbe aussi longue que rousse et un sens de la provocation assez raffiné. J’ai connu la plus grande honte de ma vie à La Louvière, où nous nous étions arrêtés et avions été reçus avec une amabilité sans défaut malgré les travaux préparatifs à un grand dîner de gala, lorsqu’au lieu de s’intéresser à la taille des cuves inox et au contrôle des températures, il avait demandé à notre guide « à côté de qui il l’avait placé à table ce soir pour le dîner »… Pauvre ZZ Top, il n’est maintenant plus de ce monde, mais doit encore ricaner de ma tête !

Dans cette tournée, nous avions visité La Tour Martillac, et j’avais été impressionné, voire bluffé, par leur professionnalisme : vendanges de blanc transportées en remorques couvertes et emplies de CO² pour éviter l’oxydation, tri intensif, macération pelliculaire et fermentation en cuves inox thermo-régulées, on aurait mangé dans le conquet tant le chai était récuré. A partir de cette année, j’ai rentré régulièrement du rouge et du blanc de La Tour Martillac jusqu’aux années 2000, où les prix sont devenus n’importe quoi, et je m’en suis toujours réjoui. Aujourd’hui, le rouge 93 – le blanc est foutu, trop vieux et très oxydé, je m’en sers en cuisine – est superbe : profond, magnifiquement évolué, puissant et pourtant caressant, velouté malgré des tanins conquérants, d’un équilibre majestueux reflétant son assurance tranquille et sa certitude de vous régaler.

Le flair : à raison d’un par an, j’en ai rentré assez pour couvrir mon espérance de vie…