Quand je serai anosmique

Quand il est mort en 2004, Emile Peynaud jouissait encore de toutes ses facultés sensorielles – tout au moins me plais-je à le penser – dont l’odorat et le goût qui lui avaient valu sa carrière et sa notoriété. Ce n’est pas le cas de tout le monde : je dispose de deux exemples au moins dans la famille de mon épouse – son arrière grand-mère devenue anosmique qui n’avait pas senti le feu prenant à ses cheveux, et son grand’ père maternel, expert en vins auprès des tribunaux pour une grande partie de sa vie, qui se satisfaisait sur ses vieux jours d’une infâme piquette tournée dont il ne distinguait plus les défauts. Dieu veuille que j’échappe à un sort aussi funeste ! Et pourtant, comment m’assurer que je ne suis pas cette pente ? L’autre jour, en dégustation pour le guide, j’officiais à une table prestigieuse : le maître de chais d’un grand Châteauneuf, une sommelière conseil experte et un émérite vigneron de la région, nous évaluions des côtes du Rhône du sud. Et comme ils y allaient sur le cuir, le poivre, la menthe, la garrigue, le cassis et la marjolaine ! Des parfums que je connais – sauf la marjolaine, pas très nette dans mes papilles – une palette complète de senteurs que les trois autres détectaient à peine les nez approchés des verres. Et moi je peinais, sentant bien des parfums familiers au milieu de puissantes odeurs vineuses, bien incapable d’accrocher un nom dessus pour peu que je réussisse à les isoler. Étais-je en train de perdre le peu de nez que j’avais réussi à mobiliser ? Heureusement, je disposais chez moi d’un juge de paix, le petit coffret des arômes de Jean Lenoir, un outil de référence. Je demandai à ma femme de me préparer un test à l’aveugle, six arômes parmi les douze proposés. Ouf ! Cent pour cent de réussite ! Évidemment, je connais très bien les arômes présentés et j’y reviens régulièrement pour réviser, mais tout de même : je n’ai pas encore complètement perdu mes papilles !

Si d’aventure ce malheur s’abat sur moi, qu’on me laisse parodier la dernière strophe du fameux poème de Wystan Hugh Auden (1907-1973) :

Que les vignobles se retirent, qu’on les harcèle,
Démontez les clos et les parcelles !
Videz tous les cuvages, arrachez les palisses
Car rien de bon ne peut plus emplir mon calice

 

La côte Roannaise

Il existe des coins en France où aucun vignoble ne s’étend, mais ils sont rares. Pas de surprise, donc, lorsque m’installant dans ma maison de campagne fraîchement acquise dans la Loire, je découvris quelques croupes plantées de vignes regardant au sud-est, à l’ouest de Roanne, coincées entre la contreforts du Massif Central et les monts du Beaujolais cinquante kilomètres plus à l’est.

Images provenant du site cote-roannaise.fr

On ne peut pas dire qu’il s’agisse d’un vignoble célèbre : aucune trace dans l’encyclopédie d’Alexis Lichine (édition de 1984), une page recto-verso dans le guide Hachette (édition 2000). Mais tout de même, ce bon vieux guide Hachette publie un texte assez flatteur reconnaissant les mérites de ces vignerons de Gamay qui exploitent, je cite : « des sols d’origine éruptive sur les pentes d’une vallée creusée par une Loire encore adolescente ». Joliment dit et magistralement résumé. On se doute qu’une telle description appelait la visite, qui fut une de mes premières sorties une fois la maison investie. Je ne fus pas déçu. Bien sûr, il faut aimer le fruit et ne pas chercher le degré. Le buveur de Châteauneuf n’y trouvera pas son compte, en revanche, autant qu’en Beaujolais voisin, et même parfois plus, le terroir s’impose au cépage et modèle le produit. Il en résulte un vin typé, plein de fruit mais ne s’y résumant pas, désaltérant malgré un caractère farouche.

J’ai visité plusieurs producteurs, de Robert Sérol le plus connu à l’anglais Simon Hawkins qui plante sa vigne au laser, tous à l’origine de produits authentiques et pleins de vertus, mais au final, je me suis fixé sur Piat. Mon goût, sans doute. Il faut dire que Maurice Piat et ses fils produisent une rosé de gamay d’un friand incroyable, et deux cuvées de rouge – fruité et vieilles vignes – qui mériteraient d’être employées dans les écoles de dégustation pour illustrer l’influence du terroir sur le raisin – avant/après, comme dans la publicité !

Ajoutez à ces atouts des prix minuscules, et vous aurez l’exemple ultime du vignoble que j’aime : des bouteilles de qualité que tout un chacun peut s’offrir.