Le gamay de Dupasquier

Mais revenons aux bouteilles de ma cave. Il existe sur le flanc ouest de la chaîne de l’Épine, à l’extrême limite orientale de la Savoie, un terroir de cocagne. Quelques ondulations de terrain descendent en pente douce vers le Rhône, fleuve déjà majestueux après le confluent du canal de Savières, tout en retenant un éboulis calcaire au flanc de la montagne comme si elles voulaient lui interdire l’accès à la plaine et conserver jalousement aux quelques villages qui les chevauchent le privilège de ses bienfaits : c’est le vignoble de Jongieux. Bien sûr, le raisin-phare de ce secteur n’est pas le gamay, mais l’altesse dont j’ai déjà eu l’occasion de vous vanter longuement les mérites dans ces pages. L’altesse et la Roussette qu’il produit, et particulièrement sur ce terroir le cru « Marestel », incomparable nectar et objet d’une réussite régulière de la part de Noël Dupasquier, sis dans le bien-nommé quartier « Aimavigne » de Jongieux. D’autres parleront mieux que moi de sa Roussette et de son Marestel, moi, c’est de son gamay que je veux vous entretenir. Non par la coquetterie de celui qui prend le contre-pied de la logique, mais parce que je suis inquiet.

Depuis des dizaines d’années, on plante et récolte du gamay en Savoie. J’ai souvenir d’un rosé de gamay que j’allais chercher à Chignin chez la maman d’un des très nombreux Quénard qui font le miel de l’appellation, plus aérien qu’une dentelle de coiffe et aussi péremptoire qu’une mondeuse d’Arbin. D’ailleurs, le gamay est un cépage qui s’accommode du nord – on en trouve beaucoup en Moselle – ou de l’altitude – parfois au-delà de 500 m en Savoie, et qui reste inconnu au sud de Valence. Quand à celui de Noël Dupasquier, du plus loin que je me souvienne, il m’a toujours évoqué la confiserie. Le bonbon un peu chaud qui colle au papier et qui poisse sur les doigts, et ces arômes indissolublement liés à leur couleur rouge de grenadine, de framboise, de fausse cerise et d’acidulé.

Et cette année, rien ! Je vais rendre visite à Noël Dupasquier à Tramolé, je goûte sa gamme comme d’habitude, et arrivé au gamay, je cale. Plus de confiserie ! On se connaît depuis longtemps, et il en a entendu d’autres ; je le questionne.

« Le gamay, cette année ? Oui, je l’ai ramassé un peu mûr. Je n’y peux rien, c’est comme ça, plus les années passent, et plus les raisins mûrissent – plus et de plus en plus tôt. Alors il n’est pas tout à fait comme d’habitude ». Bien sûr. Noël Dupasquier ne commande pas à la nature, si elle veut faire mûrir, ça mûrit. Lui, il ne peut que tirer le meilleur parti de ce qu’elle lui accorde. Mais il me confirme autre chose que je soupçonne depuis quelques temps : ce n’est pas vrai que pour le gamay. Dans l’ensemble, tous ses vins on pris entre un demi et un degré d’alcool en moyenne sur les vingt dernières années. Sans rien changer, juste la nature.

Vous comprenez pourquoi je suis inquiet. Du gamay « confiserie », je risque de ne pas en revoir avant longtemps, peut-être même jamais. Des degrés dans les Côtes du Rhône du Sud, je risque de ne plus jamais pouvoir y échapper. J’avais déjà banni les grand Bordeaux pour cause de prix prohibitifs, vais-je aussi voir la folie des hommes surproductrice de CO² réduire mes vignobles de prédilection comme la fameuse peau de chagrin de Balzac ?